Forum 2006 – Réflexions de Fernand Dansereau


Présentées lors du Forum 2006 : Documentaire et télévision — Mettre du cœur dans un mariage de raison

Pourquoi je fais du documentaire…

1. Comme tout cinéaste professionnel, je fais du documentaire pour gagner ma vie.

2. Pour poursuivre également et parachever sinon une oeuvre, du moins un parcours professionnel qui se déploie maintenant depuis 50 ans.

3. Habituellement un sujet me saisit. Parfois c’est une forme. Cela m’occupe, me hante. Je m’apercevrai presque toujours par la suite, surtout lorsque l’oeuvre de fiction ou le documentaire sera terminé que je cherchais en le poursuivant à régler quelque question de vie qui me tenaillait. Rétrospectivement il me semble qu’à peu près tout ce que j’ai fait était lié à la quête de sens. Et c’est encore ce qui m’anime aujourd’hui.

4. Quand cette quête me relance, il me faut d’abord trouver un producteur, ce qui est loin d’être toujours évident. Car bien plus que l’accueil, il faut chercher la complicité et le courage d’oser. Avec celui-ci ou celle-là, il faudra entreprendre la ronde des institutions et des diffuseurs pour trouver le financement. Ce sera très long et quelquefois pénible.

5. Le projet va beaucoup évoluer dans cette course. Chacun des interlocuteurs rencontrés voudra faire préciser le propos, souvent le changer plus ou moins subtilement.

6. Plus jeune j’ai beaucoup râlé contre cette négociation. Mais les années m’ont appris qu’elle était souvent bénéfique pour le projet. D’étape en étape, l’oeuvre mûrit, se précise, s’affine, s’approfondit.

7. J’ai souvent vécu le déchirement des fins de non recevoir. Beaucoup de projets ne se sont jamais réalisés tels que je les présentais. Mais à la longue, j’ai constaté qu’ils ne meurent jamais tout à fait. Ils renaissent sous une forme ou sous une autre tant que je n’ai pas réglé la question vitale qui les sous-tend.

8. J’en suis venu à penser avec les années qu’il y a une sorte de karma qui régit les oeuvres cinématographiques et télévisuelles. J’ai cru me rendre compte avec le temps que par métier je suis en dialogue permanent avec ce qu’on pourrait appeler l’inconscient collectif.

9. C’est-à-dire que la naissance d’un projet ne dépend pas que de moi. J’appartiens à une collectivité, à un milieu. C’est de lui qu’émane en large partie mon inspiration. Bien davantage que j’aurais accepté autrefois de le reconnaître.

10. C’est ce milieu, cette collectivité qui va permettre que ma question surgisse et rencontre les complicités nécessaires à sa floraison. Ou qui va l’interdire, ou la retarder. A travers tous ces dialogues — dont je parlais auparavant — avec les producteurs, les diffuseurs, les institutions. Plus ou moins consciemment. Ça n’est pas pour rien que je parle d’inconscient collectif.

11. J’ai souvent cru déceler l’action de cet inconscient. C’est lui qui explique à mes yeux les succès spectaculaires et inattendus comme celui des longs métrages documentaires Être ou avoir, Roger Toupin, épicier variétés, Ce qu’il reste de nous, d’une série de fiction comme La petite vie ou encore Les filles de Caleb, voire même l’impact de documentaires télé comme L’erreur boréale ou Les Voleurs d’enfance. C’est lui qui me semble aussi responsable de douloureux échecs quand des oeuvres méritoires ne rencontrent pas le public qu’elles méritent faute de tomber au bon moment et dans de bonnes circonstances.

12. On voudrait tout naturellement être mieux branché sur cet inconscient. Le succès apparaîtrait plus facile. Mais il n’est pas aisé de le décoder à l’avance. D’autant qu’il bouge beaucoup ces années-ci. A ce propos, il me semble que nous mesurons très mal ce qui est en train de nous arriver à travers les médias contemporains.

13. Dans la vie quotidienne de mon père et de ma mère l’onirique, c’est-à-dire la fiction, la légende, le conte, le récit dramatique, voire le théâtre occupaient très peu de place: quelques heures par mois tout au plus. Nous en consommons plusieurs heures par jour aujourd’hui.

14. Dans leurs esprits, l’afflux d’information était mince, très localisé et toujours filtré par de puissants régulateurs religieux et sociaux. Nous sommes bombardés chaque jour d’un flot incessant d’informations nouvelles dont nous n’arrivons à comprendre que très peu et dont les filtres, s’ils existent, nous apparaissent la plupart du temps bien obscurs.

15. Et nous vivons cela en immenses collectivités transnationales – et inconscientes elles aussi. Nous nous rassemblons par millions pour un téléroman, par dizaines de millions pour une soirée d’élection, par centaine de millions pour des jeux olympiques, par milliards pour les grandes catastrophes comme le World Trade Center, ou le tsunami.

16. Nous mesurons très mal ce qui nous arrive dans la culture planétaire qui lentement s’installe ainsi dans nos esprits. Le tournant de civilisation est tout aussi incalculable que gigantesque. Certainement l’inconscient collectif qui s’y installe est de plus en plus difficile à décoder.

17. Sans oublier l’évolution du langage audiovisuel lui-même qui bouge et se re-codifie sans cesse avec une vitesse effarante.

18. Pourquoi en parler alors? Peut-être simplement par hygiène mentale, pour mieux situer les succès et les misères qui accueillent nos projets, mieux comprendre dans quelle dynamique nous évoluons. Nos chagrins pourraient y trouver quelque réconfort et nos petits triomphes un peu de modestie.

19. Pour essayer aussi de trouver une ligne de conduite personnelle dans l’activité professionnelle que nous poursuivons comme cinéastes. J’en tire pour ma part un souci plus vif d’écouter mon milieu, mes contemporains, d’accueillir avec un esprit plus ouvert les critiques et les résistances qu’on ne manque pas de m’offrir à profusion.

20. D’essayer de percevoir plus finement encore les encouragements et les collaborations que l’on me propose, d’accepter que d’autres énergies que la mienne viennent aussi alimenter les lacs que je rêve de créer. D’essayer encore d’aider les autres dans les projets qu’ils chérissent à leur tour.

21. Et finalement de trouver un peu de paix et de plus vifs plaisirs en comprenant que mon parcours de cinéaste s’inscrit dans un dessin beaucoup plus vaste que ce que j’en aperçois.

22. Tout cela vous apparaîtra peut-être comme pas très combatif. Ce n’est pourtant pas parce que je considère la lutte, les astuces, les combats et les revendications inutiles ou hors de propos avec ce dialogue collectif. Pour faire un film, il m’apparaît aujourd’hui qu’il faut beaucoup de courage, surtout celui d’oser aborder ce qui nous tient vraiment à coeur et celui d’un très long entêtement. J’aurais aussi voulu vous parler de l’âgisme contre lequel il m’arrive de buter depuis quelques années, de la compétition croissante dans laquelle ma pratique doit chercher sa voie, de la joyeuse incertitude que l’explosion numérique impose à tous mes projets d’avenir; mais j’ai cru que beaucoup de personnes aborderont ces questions aujourd’hui et je ne voudrais pas trop abuser de votre temps. Merci de votre attention.

Fernand Dansereau
10 novembre 2006