Forum 2004 – Conférence : À quoi sert un cinéaste aujourd’hui?

Cinéaste du réel : À la fois cueilleur, conservateur, interprète, passeur et conteur

Par Michel Venne — Directeur général de l’Institut du Nouveau Monde

Je suis journaliste, mais cela ne m’empêche pas de prendre le journal, le matin, surtout un samedi lorsque les éditions sont aussi volumineuses qu’un annuaire téléphonique, et de me demander: à quoi sert cette surabondance de mots? Tout n’a-t-il pas déjà été dit sur l’essentiel? En quoi cette lecture va-t-elle m’aider à vivre?

La question abordée aujourd’hui à ce colloque me semble être du même ordre. Dans la question: quelle formation pour quel métier? le terme le plus important est le second parce qu’il définit le premier. De quel métier parle-t-on? À quoi sert un cinéaste aujourd’hui? Pourquoi vouloir encore produire des images à une époque de prolifération des images et de saturation de la communication? Et pourquoi, puisque l’on parle de formation, vouloir entraîner dans ce métier de nouveaux adeptes? Y a-t-il encore tant de choses à dire qui n’ont pas été dites?

En outre, les technologies légères permettent aujourd’hui aux gens de se servir eux-mêmes. Un simple logiciel disponible en série sur les ordinateurs personnels vous permet de faire vos propres films, bientôt tournés avec un téléphone cellulaire à l’insu même des sujets. Toutes les images du monde sont à portée de clic sur Internet, téléchargeables et maléables à souhait sur simple pression d’une touche sur le clavier.

C’est bien sûr que le métier de documentariste ne peut pas être celui d’un simple technicien de l’image et du son dans un contexte comme celui-ci. Son «utilité» est d’un autre ordre.

Les cinéastes détiennent, comme tous les professionnels de la communication, un pouvoir et une responsabilité. Celui et celle de donner un sens à la réalité. Pour être communiquée, la réalité doit être interprétée et mise en forme autour d’un message central. Jean-Claude Labrecque a décidé de faire porter son film À hauteur d’homme sur la relation entre Bernard Landry et les journalistes. Il a ainsi laissé tomber plusieurs pans de la réalité de l’homme politique qui est loin d’être déterminée à ce point par le rapport avec les scribes. Labrecque a saisi un moment et il en a rendu compte avec un certain impact. Les films de Michael Moore ne sont pas neutres non plus parce que la réalité ne l’est pas. Tout dépend du point de vue.


Ce qu’apportent justement les documentaristes, comme n’importe quel cinéaste d’ailleurs, n’importe quel écrivain, n’importe quel journaliste, c’est un point de vue. Une vision du monde qui provoque, chez celui qui regarde, à son tour, une prise de position, une réflexion sur ses propres préjugés, ses propres attitudes, sa propre manière de concevoir la vie, la société, le monde. En étant confronté au point de vue du cinéaste, le spectateur est amené à en adopter un à son tour, en accord ou en opposition avec celui du réalisateur ou de l’auteur. Cet échange est d’autant plus utile, entre le public et un professionnel qui a pris le temps de se pencher de manière approfondie sur une question, que le monde est de plus en plus complexe.

Le monde est devenu complexe d’une part parce que, grâce aux moyens de communication, nous avons tous pris conscience de sa diversité. Mais surtout parce que les repères familiers les plus fondamentaux auquels on se référait spontanément sont remis en question, sont soit en déclin, soit en procès. Comme l’a montré Gérard Bouchard, c’est vrai dans l’ordre symbolique (la tradition, les rituels, l’identité), dans l’ordre social (la famille, le travail, la communauté) autant que dans l’ordre politique (la mondialisation, l’essor du pouvoir judiciaire, le cynisme des citoyens face aux institutions). Au Québec, ce sont les grands mythes fondateurs du Québec contemporain, nés avec la Révolution tranquille, qui semblent être dépassés et qui n’ont pas été remplacés par d’autres.

L’une des raisons pour lesquelles l’éthique est à la mode aujourd’hui, c’est que nous sommes à la recherche de nouveaux repères. L’éthique répond à deux questions: qu’avons-nous en commun et qui nous aide à vivre? et Où se situe la frontière entre le bien et le mal?

Nous ressentons vivement une triple perte: perte de repères, perte de mémoire, perte de sens. Lesquelles découlent d’une crise de la transmission. Autrefois, tout était simple. La famille, l’Église puis l’école nous transmettaient les valeurs, l’Histoire, la culture et les comportements. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où aucune Autorité ne peut plus dicter la marche à suivre. Nous refusons toutes les dictatures, y compris celles qui se prétendent éclairées. Il est vrai que dans certaines parties du monde – on l’a même vu aux Etats-Unis -, la religion continue d’exercer, et parfois même avec plus de prosélytisme que naguère, ce rôle de définition.

Mais de manière générale, nous sommes entrés dans une ère de délibération perpétuelle. Le bien et et le mal ne peuvent plus être définis d’emblée. Les citoyens nient même à leurs représentants élus le monopole de la définition du bien commun. Ils exigent des consultations publiques, des commissions, des enquêtes, des audiences, un droit de parole.

Michel Serres a bien saisi l’époque, me semble-t-il, lorsqu’il a décrit la transformation du travail: de l’agriculteur au forgeron puis, aujourd’hui, au messager. À longueur de journée, nous transportons moins de faucilles ou de marteaux mais, à la manière des anges, d’innombrables messages. Nous vivons, dit-il, dans une immense messagerie. Du champ à l’usine, nous voici dans des espaces de communication dans lesquels nous construisons notre univers. Nous sommes désormais interconnectés au reste du monde et non plus seulement avec sa communauté, sa tribu ou ses collègues de travail. Cette œuvre peut-elle conduire à la solidarité utopique de l’humanité? Voyons-nous finir la lutte des classes? Serres voit poindre pour l’instant plutôt une guerre, une lutte concurrentielle à mort sur le marché des signes: le plus fort fait parler de lui, on mesure la puissance au bruit.

Aux vieux enjeux de l’ère agricole ou de l’ère industrielle succède l’empire des signes sur le monde. L’objectif des puissants est de tenir, de contrôler, de dicter le sens des messages et pour cela, se rendre maîtres des canaux, du local au global, du privé au public, puis à l’humanité entière. Là se joue l’avenir de la vérité. À l’ère des anges/messagers, la vérité se réduit souvent à la circulation, à ce qui est placé en lumière, mis en scène, en images et en musique, devant l’univers. En d’autres mots, à la publicité.

Les cinéastes du réel ont un rôle dans ce théâtre du sens.


Qu’attend-on d’eux? On attend qu’ils nous aident à trouver la vérité. On s’attend à ce qu’ils nous aident à retrouver des repères. On attend d’eux qu’ils nous aident à retrouver la mémoire.

Le cinéaste, celui du réel ou l’autre, combine plusieurs fonctions.

Il est cueilleur, conservateur, interprète, passeur et conteur.

Cueilleur de réalité, de vie, de moments clés, d’indices sous la forme d’images et de son, mais d’indices sur le monde qui passe, celui qui disparaît progressivement et celui qui naît sous nos yeux sans que, toujours, on s’en rende compte. Il faut, chez le cueilleur, du doigté, de la finesse, du discernement. Mais aussi une immense curiosité. La cueillette d’un cinéaste se fait d’abord par le regard qu’il porte sur la vie.

Conservateur de notre histoire, de nos mots, de nos rires, de nos souffrances, des signes de notre évolution. Gardien du patrimoine. Chez le conservateur, on cherche le sens de la durée, un respect pour la vie telle qu’elle se présente, une connaissance de l’Histoire et une conscience de l’importance de ce qui est venu avant. Et une compétence à enregistrer ce qui s’en va pour éclairer le présent.

Interprète. Parce que les choses et les gens se présentent rarement nus devant nous et encore moins devant la caméra. Une image vaut peut-être mille mots. Mais ces mille mots contiennent rarement à eux seuls le sens d’une vie, d’un homme, d’un peuple, d’une réalité mouvante. Dans la guerre des signes, décrite par Michel Serres, l’interprète est un combattant qui, armé d’une connaissance des faits, des gens et des lieux, cherche à faire triompher sa compréhension du monde. C’est pourquoi un documentaire, comme toute œuvre, ne peut pas être neutre. Or pour prétendre pouvoir interpréter la vie, il faut disposer de quelques instruments intellectuels: tous les cinéastes devraient être un peu philosophes, un peu sociologues, un peu historiens et un peu psychologues, et sans doute un peu autre chose que j’aurais pu mentionner.

Passeur. Sa fonction principale est de transmettre. Cela doit être sa principale motivation. Il n’est là ni pour divertir ni pour informer, ni pour faire du bien, ni pour soigner les blessures ou pour faire avancer une cause. Tant mieux si, par ricochet, et sans doute par nécessité dans le monde concurrentiel des signes et des images, un documentaire fait rire ou pleurer, donne envie de se battre ou de crier. Mais un documentaire est avant tout un outil pour connaître et pour comprendre, s’approprier, par l’image et le son, une réalité que l’on découvre ou que l’on explore plus profondément.

Enfin, le cinéaste est un conteur, un raconteur d’histoires. La réalité se laisse rarement saisir telle quelle. Elle doit être mise en scène pour être communiquée. Chez le conteur, on s’attend à retrouver la capacité à attirer et à retenir l’attention, à susciter une émotion. Le conteur réserve ses effets de surprise pour relancer l’intérêt ou provoquer une réflexion. Il sait employer les mots de son auditoire. Certains gardent une morale pour la fin. Ce n’est pas toujours nécessaire. Lorsque les images, les témoignages et les faits parlent d’eux-mêmes.


Un documentaire est une création. Alors comment former un créateur?

Le documentaire commence par un regard. Alors comment apprendre à regarder? À absorber la réalité, à apprivoiser ce qui est à l’origine inconnu, à se laisser imprégner, à saisir le réel? Comment apprendre à admettre que l’on ne sait pas d’avance ce que l’on va trouver et à ne pas se borner à chercher les preuves de ce que l’on croit déjà savoir?

Un documentaire saisit un moment de la vie. Comment former des gens à respecter les rythmes de la vie, une certaine lenteur?

Un documentaire est une interprétation du monde. Il faut former des interprètes qui doivent comprendre le processus intellectuel par lequel on cerne une réalité, qu’on peut la décrire, la comprendre, y donner un sens dans le contexte général. Les cinéastes disent des choses. Comment les préparer à avoir quelque chose à dire?

Ces considérations valent pour plusieurs catégories de communicateurs. Le documentaire, le film, ont leurs propres règles. Le cinéma est un langage, avant d’être une technique. Un bon documentariste doit donc apprendre les règles de la langue qu’il veut désormais utiliser pour décrire son monde jusqu’à les maîtriser le plus parfaitement possible. Ce n’est qu’une fois qu’il aura maîtriser la syntaxe, le vocabulaire, la grammaire de cette langue, qu’il saura déterminer quand et à quel sujet ce langage est le plus approprié pour communiquer avec le monde. En d’autres termes, ce n’est que s’il maîtrise sa langue, le langage cinématographique, qu’un cinéaste est en mesure de savoir s’il y a un film à faire sur le sujet qui l’intéresse. Rien n’est plus néfaste pour le documentaire qu’un mauvais documentaire.


À quoi sert un cinéaste aujourd’hui? Pourquoi produire encore tant d’images à une époque marquée par la prolifération des images?

Justement parce que c’est désormais par les images, par les signes qui voyagent par tous les canaux aux quatre coins du monde, dans le cadre d’une délibération perpétuelle, que notre univers se définit. À une conception du monde peut et doit s’opposer une autre qui se construit à partir des points de vue et des interprétations proposées par les conteurs de notre temps. Le cinéaste est un combattant dans cette guerre pour le contrôle de la vérité qui opposent à l’échelle planétaire les messagers et leurs conceptions du monde.

Le rôle du cinéaste est crucial. Car c’est par le film, notamment par celui qui est diffusé à la télévision, que la plupart des gens saisissent les réalités qui leur sont moins proches et même, parfois, réussissent par le regard du réalisateur, le témoignage des acteurs réels ou fictifs, à comprendre une réalité intime qu’ils s’étaient refusée à explorer.

Le cinéaste du réel est un provocateur. Non pas un agitateur. Mais quelqu’une qui provoque dans l’esprit du spectateur une réflexion, une émotion, un intérêt et une évolution.

Le futur cinéaste doit donc d’abord apprendre à regarder le monde, à en saisir les dimensions cruciales. On doit lui donner les outils intellectuels pour qu’il puisse forger une interprétation crédible, solide, et la transmettre comme une vérité. On doit susciter chez lui une sensibilité au temps et aux gens.

Enfin, on doit lui enseigner les rudiments de sa nouvelle langue, celle du cinéma. Maîtriser le langage est une obligation. Mais maîtriser la langue cinématographique n’est pas l’équivalent d’être un as du montage numérique. Nous formons des créateurs avant tout. Des créateurs lucides, curieux, disponibles aux autres. Cette dernière caractéristique est importante. Le cinéaste du réel va sans cesse à la rencontre de l’Autre. Il doit disposer des instruments pour entrer en communication et tirer de cet Autre ce qu’il peut enseigner au monde.

Merci.

Michel Venne
Directeur général
Institut du Nouveau Monde
15 novembre 2004