Un genre en pleine expansion
Au Québec le succès récent de certains films documentaires tant au cinéma qu’à la télé (Roger Toupin, épicier variété, À hauteur d’homme, Ce qu’il reste de nous, Soraida, une femme de Palestine, etc.) ainsi que la multiplication de manifestations culturelles liées au genre (les RIDM, l’Observatoire du documentaire et le Forum annuel, le FIFA) témoignent de la vitalité de ce cinéma. Différentes hypothèses peuvent être avancées afin d’expliquer cet intérêt du public et des acteurs du monde professionnel. Le développement d’outils numériques qui a banalisé l’accès à la fabrication d’images et qui a permis en même temps de réduire considérablement les coûts de fabrication d’un film en est une. Cependant, l’existence de divers festivals ainsi que le succès public de certains films ne doit pas faire oublier que, sur les nombreuses heures de documentaire produites annuellement chez-nous, plus de la moitié des films ne sont jamais diffusés à la télé, pas plus qu’ils ne connaissent une sortie en salle. Par ailleurs, les carences de la distribution et surtout l’absence de moyens permettant d’assurer un travail continu de diffusion entravent la circulation des films. On l’a répété souvent lors du Forum, le documentaire peut avoir une durée de vie beaucoup plus longue que certains films de fiction.
Les raisons de cette situation sont nombreuses, comme on l’a vu durant cette rencontre. Parfois c’est le sujet ou l’angle selon lequel le réalisateur souhaite le traiter qui fait problème chez les décideurs; ou c’est la forme, le style, la manière de mener la narration, la longueur des plans, les silences…Tout cela peut gêner les distributeurs ou les diffuseurs car ils estiment qu’un plan silencieux de 30 secondes par exemple peut inciter le spectateur à aller voir sur une autre chaîne ou présenter un trop grand risque au niveau d’une sortie en salle. Donc, malgré l’apparente explosion du genre, il est devenu très difficile de parvenir à faire diffuser un film dans lequel le format, le rythme, et le mode de narration s’écartent des standards habituels.
La télévision, parce qu’elle finance et distribue le documentaire de façon très importante, a modifié la pratique des cinéastes et les attentes du public envers ce genre. De même, parce que c’est l’une des fonctions avouées de la télévision que d’informer, on a exigé du documentaire qu’il soit informatif, entraînant une confusion entre le cinéma documentaire issu de diverses traditions – Vertov, Perrault, Flaherty, Grierson, etc. – et ce que l’on nomme “ grand reportage”.
Frédérick Pelletier, À propos d’un malentendu, in Hors Champ, Septembre 2003.
Certes, le programme de la SODEC pour le documentaire de long métrage, ouvert depuis deux ans, a permis d’en élargir les possibilités de financement. Les réalisateurs rêvent de la salle à cause de la qualité de l’écoute des spectateurs mais aussi parce qu’ils se disent que s’ils parviennent à rejoindre un minimum de public là, les revenus leur serviront à financer d’autres films. Bref, ils pourront continuer d’exercer leur métier. Mais il y a débat aujourd’hui sur la pertinence d’ouvrir ou non ces fonds à une participation télé qui aujourd’hui l’exclut. Par contre, selon d’autres, il y aurait là une plus grande variété de financement pour certains projets si les producteurs avaient accès à une combinaison de ces fonds. Pour l’heure, les conditions de réalisation, de production et de distribution restent d’une grande indigence matérielle pour la plupart des films.
Globalement, le documentaire d’auteur se trouve dans une situation économique précaire qui rend difficile l’exercice d’une activité professionnelle rémunérée dans ce domaine et ne facilite en rien la durée de vie du genre, pourtant reconnue par tous les artisans. Ainsi, la télévision, qui a permis au documentaire d’exister, qui lui a sauvé la vie en termes industriels, fait mal son métier aujourd’hui parce que la question de la communication l’emporte sur celle de la création. Et la télévision, y compris et surtout la télévision publique, n’assume guère son rôle social de médiateur.
En réponse à la crise des valeurs humanistes et la fin des utopies dont il a fallu faire le deuil, le documentaire est désormais le lieu de nouvelles interrogations de l’homme par l’homme. Pas pour asseoir des certitudes mais pour reformuler à l’échelle de microcosmes humains les questions essentielles de la vie.
Thierry Garrel, Juste une Image, Jeu de Paume, Paris, 2000
Le débat salle et/ou télé
Par contre la sortie de certains films en salle démontre aujourd’hui que ceux-ci peuvent dorénavant créer l’événement, au même titre qu’une fiction. On parle du succès de films tel Roger Toupin, épicier variété mais les documentaires à grand spectacle sur la nature offrent une attraction cinématographique tout aussi évidente, pour un public à la fois familial et international. La Marche de l’empereur, par exemple, est une expérience cinématographique autant qu’un film animalier. Il s’agit d’un sujet qui est par définition destiné au grand écran. Le scénario est aussi fort que n’importe quel scénario de fiction. On peut également citer le cas de Les Voleurs d’enfance qui, pour miser sur un sujet chaud, a su néanmoins attirer un public qui peut ainsi comparer les différentes tendances du genre.
En revanche, certains ne croient pas aux films faits pour la télévision et distribués ensuite en salle, ni aux longs métrages fabriqués à partir de beaux rushes sur la nature ou un sujet «chaud». En général, le documentaire de cinéma n’est pas une émanation de la télévision, pas plus que ne l’est un film de fiction. Mais ne pourrait-il pas y avoir aussi de la place pour le documentaire dans les cases CINÉMA des télés?
Traditionnellement, les télés étaient présentes dans le documentaire de long métrage. Mais, petit à petit, au gré des règles et des programmes, on a préféré réserver les cases cinéma pour la fiction et programmer les documentaires exclusivement dans une case de grande écoute pour avoir une meilleure visibilité.
Côté exploitation, si quelques documentaires bénéficient d’une très large diffusion, la grande majorité des films s’appuient sur le circuit des salles de répertoire ou parallèles et sur une exploitation plus longue que la fiction. Selon une étude du CNC en France, les documentaires mettent en moyenne six semaines pour atteindre 60% du total de leurs entrées et six mois pour attirer 90% de leurs spectateurs. Si le réalisateur est prêt à se déplacer dans les salles, le public est très présent. Parce que le film est mort et enterré sitôt diffusé à la télé, malgré des cotes d’écoute importantes, c’est la sortie en salle qui lui permettra néanmoins de continuer à vivre.
C’est important parce qu’on ne peut comparer la qualité d’attention d’une personne qui va voir un film en salle avec celle d’un téléspectateur qui se place devant son téléviseur une télécommande à la main… Peut-être serait-il préférable de permettre que le film soit vu par près de 200 000 spectateurs au cinéma que de lui assurer une audience quatre ou cinq fois supérieure sur une chaîne de télé.
Ces questionnements signifient pour moi qu’il faut soutenir tous les réseaux qui diffusent ces nouvelles interrogations qui sont à la base de la démocratie.
Quid du Numérique?
Depuis l’édition 2002 du Festival de Cannes on remarque la présence de plus en plus de films projetés sur support numérique, et ce, dans les deux plus prestigieuses salles du Palais des Festivals. Depuis, dans le monde, on compte plus de 350 salles de cinéma équipées de projecteurs numériques sur les 163 000 salles recensées. Selon une simulation réalisée par le Centre national de la cinématographie en France, le coût d’édition et de distribution en numérique des 539 films diffusés en France, en 2000, aurait été de 22 millions d’Euros, contre un coût de 82 millions d’Euros dans le schéma actuel.
Outre qu’elles exigent un investissement important, les salles de cinéma numérique souffrent toutefois d’un manque de standards communs. En France comme en Europe le milieu se demande encore pourquoi un exploitant de salle irait investir 100 000 Euros pour un équipement numérique pour deux ou trois films par an? Tant que les studios ne sortiront pas un tiers de leur production en numérique, les exploitants ne s’y mettront pas.
Par ailleurs de nouveaux acteurs apparaissent avec le cinéma numérique, qui risquent de bouleverser la fragile économie du secteur. Ainsi, il est possible que dans un avenir proche, les grands studios distribuent leurs productions par satellite. Chez-nous il existe des projets de diffusion à partir d’un serveur commun (Digiscreen). Le risque de voir alors les mêmes prestataires distribuer les films et équiper les cinémas peut-il alors devenir une menace pour les propriétaires de salles indépendants? Il y a là un réel danger que nombre d’entre eux perdent leur liberté de programmation. Le documentaire devra donc y trouver éventuellement là aussi sa voie. D’où l’importance du débat et des problématiques abordées dans ce récent Forum de l’Observatoire sans quoi, nous continuerons à produire des films orphelins.
André Pâquet, secrétaire d’assemblée
Décembre 2005