Le documentaire: un commerce des regards ?

Par Jean Pichette, journaliste, sociologue, conseiller littéraire aux Éditions du Boréal et directeur de production aux éditions Les 400 coups.

(Conférence d’ouverture du Forum «Le documentaire, une parole à retrouver!», prononcée le 18 novembre 2002, dans le cadre des 5e Rencontres internationales du documentaire de Montréal, au Cinéma ONF Montréal.)

Lorsqu’on m’a offert de vous parler du documentaire d’auteur et de la liberté d’expression, j’ai d’abord hésité, me demandant quelle légitimité je pouvais avoir pour vous entretenir d’un type de cinéma que vous pratiquez, alors que je ne suis qu’un simple spectateur. N’étant pas cinéaste, je suis devant l’écran, contrairement à plusieurs d’entre vous, qui êtes derrière. Je me suis cependant ravisé assez vite, en me disant qu’on ne pouvait aborder le thème de ce forum, «Le documentaire, une parole à retrouver», en départageant les gens selon qu’ils se trouvent devant ou derrière l’écran. Après tout, il n’y a pas de «derrière l’écran», si l’on entend par là que la vérité du documentaire d’auteur et, plus largement, du cinéma, logerait dans une arrière-scène. Nous faisons tous face à l’écran, un écran sur lequel nous projetons nos désirs, nos craintes, nos espoirs, nos fantasmes. Réfléchir sur cet écran, et particulièrement sur ce que le documentaire nous y donne à voir, c’est tenter de saisir comment il peut nous permettre de nous projeter dans un ailleurs, à la fois géographique et temporel, tout en étant conscient que cet écran peut «faire écran», voiler des possibles, nous enfermer dans des limites étroites nourries par des discours fatalistes, traversés de pseudo-déterminismes économiques, techniques ou biologiques.

Je vous propose aujourd’hui de réfléchir sur le documentaire par une voie détournée: l’iconoclasme. Cette haine des images a retrouvé une certaine actualité l’an dernier, 12 siècles après la grande querelle des images qu’a connue le monde byzantin du VIIIe siècle. Rappelez-vous l’émoi suscité, à juste titre, par la destruction des colossales statues de Bouddha, par les Talibans, à Bamyan, en Afghanistan: c’était quelques mois avant que d’autres iconoclastes n’envahissent tous les écrans de la planète, un certain 11 septembre, avec de terrifiantes images de destruction.

C’est cependant d’un autre iconoclasme dont je voudrais ici parler. Un iconoclasme occidental, contemporain, ultra-moderne — ou post-moderne, peu importe. Cet iconoclasme ne prône pas la disparition des images; il ne procède pas d’un plan ou même d’une volonté diffuse de les anéantir, mais, au contraire, d’une prolifération sans précédent du visuel ou des visualités, pour reprendre un terme de la philosophe Marie José Mondzain. L’image témoigne d’une absence, ouvrant ainsi un espace qui convoque les paroles; elle invite, par son indétermination même, à entrer dans un espace commun à habiter par le dialogue. Les visualités, au contraire, ont horreur du vide. Elles lui substituent le plein, la masse compacte qui sature la réalité, qui abolit toute distance, sans laquelle aucune communication n’est possible. Le visuel redouble ainsi la réalité de façon immédiate, objective, conformément à un certain idéal journalistique de neutralité, qui nous donnerait à voir le monde tel qu’en lui-même; d’un autre côté, il canalise les désirs de façon instrumentale, sur le mode de la publicité ou du cinéma hollywoodien, renvoyant du coup l’utopie hors de la société, la confinant dans un espace individuel fantasmatique coupé de toute dimension politique. La réalité — ou ce qui en fait foi — tend alors à s’imposer dans une évidence apparemment inquestionnable, selon une logique qui ferme le champ des possibles, au nom du réalisme. Nous devenons ainsi étrangers au réel, spectateurs d’un monde qui nous tombe littéralement dessus et auquel nous sommes sommés de nous adapter, à défaut de pouvoir l’ériger dans une direction qui serait conforme à une volonté collective, politique.

Ce nouvel iconoclasme va de pair avec une idolâtrie tout aussi contemporaine: l’idolâtrie de l’économie. Les effets de celle-ci vont dans le même sens: saturation du réel et déliquescence du politique, au nom d’un idéal démocratique assimilant la démocratie au marché et faisant des citoyens des individus directement branchés sur leurs besoins — ou leurs désirs programmés. La transparence devient alors le maître mot, la clé d’un accès direct à la «vraie» réalité: la mise en forme économique du monde, sa transformation en un espace marchand, le libérerait de ce qu’on perçoit de plus en plus comme les illusions du politique, un politique qui a déjà pourtant largement renoncé à débattre des finalités du vivre-ensemble et à veiller sur le bien commun, pour simplement gérer ou faciliter l’adaptation tous azimuts au monde tel qu’il est.

La prolifération des visibilités et l’économicisation du monde sont mues par une même aversion de l’indétermination de l’image. Résultat: alors que l’image doit nourrir la liberté, constituer le terreau sur lequel elle peut croître, sa perversion contemporaine, par sa volonté de remplir le vide, menace la pensée. De libératrice, l’image, ou plutôt son ersatz, devient liberticide. On ne peut pas ne pas en tenir compte quand on réfléchit sur le documentaire d’auteur et la liberté de parole. Car que peut bien signifier la liberté de parole dans un monde où l’idéal de transparence, présumé donner accès à la réalité sans la déformer, doit ainsi logiquement déboucher sur le silence? C’est le grand paradoxe de la dite «société de communication»: elle porte le silence comme idéal, conformément à une logique épousant presque point pour point celle du terrorisme, où les faits «parlent» directement, sans médiation, et où l’idée d’une mise en scène du monde, à travers laquelle celui-ci se représente, devient caduque. La seule représentation légitime, si tant est que la question de la légitimité puisse encore se poser, s’apparente alors à une photocopie du réel, mais un réel ainsi vidé de toute dimension symbolique ou politique — comme si le questionnement des humains sur leur monde ne faisait pas lui-même partie du monde. Dans cette optique, le réel peut bien «parler», il n’y a plus personne pour l’entendre: nous devenons tous sourds au monde, un monde qui perd toute réalité pour ceux qui s’y trouvent pourtant encore. Le triomphe de la liberté, qu’on aime tant célébrer depuis la victoire sans partage de la démocratie libérale capitaliste, serait-il donc celui de l’asservissement volontaire à l’égard d’une réalité appelée à régner de façon despotique?

Comment articuler aujourd’hui le visible et l’invisible, la réalité et la fiction? Peut-on encore conter des histoires en cette époque marquant pour certains la «fin de l’histoire», le succès de la société libérale démocratique capitaliste, vue comme la forme indépassable de vie en société? Si l’idée de «fin de l’histoire» peut nous éclairer sur notre époque, c’est d’abord parce qu’elle consacre le refus de toute mise en scène du monde, le triomphe de la dictature du réel. Loin de marquer une avancée pour la liberté, comme le soutiennent les thuriféraires de la post-histoire, cela annonce au contraire une régression terrifiante, une diminution radicale — voire une mise à mort — de notre capacité de déterminer le cours du monde, le cours de notre monde. C’est pourquoi, si on refuse cette fatalité, si on refuse toute fatalité, il faut réintroduire de l’Histoire, des histoires, dans le réel. Il faut en quelque sorte ramener la fiction dans le monde, introduire entre nous et lui la distance de la réflexion, d’une autre narration.

Introduire de la fiction dans le monde, c’est sortir des visualités qui cherchent à faire consensus; c’est nourrir l’écart de la représentation, que l’économie — et l’iconoclasme contemporain — cherche à combler. C’est, par l’image, convoquer les regards, la pensée, plutôt que d’appeler à une communion dans l’émotion autour de visualités tétanisant la réflexion. En ce sens, le documentaire d’auteur constitue à mes yeux un acteur essentiel dans la nécessaire représentation du monde dans lequel on vit, une représentation qui permet d’instaurer une distance rendant possible un regard réfléchi sur le monde et une action — politique — sur lui. Entre l’image et le politique se noue ainsi un rapport étroit, qui nous rappelle que le monde ne saurait être enfermé dans ce qu’il nous donne immédiatement à voir. Ce rapport intime n’est certes pas exempt de danger: la dictature du visuel peut anesthésier notre capacité de penser, et le risque est toujours présent de voir le pouvoir canaliser les images à ses propres fins pour faire taire la parole, la faire sortir de l’espace de la pensée, de la réflexivité, et la confiner dans celui du réflexe et du cliché. Ce danger nous rappelle que la liberté doit toujours se conjuguer avec la responsabilité. Il doit donc s’entendre comme un appel à la vigilance, afin de garder l’image vivante, parce que c’est elle qui, en jetant des ponts entre le visible et l’invisible, entre l’actuel et le possible, nourrit la liberté. Dois-je ajouter que la liberté doit donc s’entendre d’abord comme une liberté politique, comme un récit à construire collectivement dans la distance aménagée par le monde imaginal?

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J’ai dit qu’il n’y avait pas de «derrière l’écran». La «vérité» de notre existence se trouve en surface, non dans une réalité matérielle que cette surface voilerait ou dans une essence abstraite, idéelle, qui s’incarnerait dans différentes manifestations. La vérité ne loge donc pas dans la rencontre d’un point de vue «objectif» (celui du scientifique ou du journaliste) avec la réalité du monde mais dans une représentation commune du monde, représentation toujours en tension mais prenant néanmoins pour chacun valeur d’espoir, de projet. La «vérité», si ce mot peut encore vouloir dire quelque chose, n’est donc pas à exhumer ou à dévoiler; elle est une invitation à ériger le monde dans un horizon de sens qui puisse être partagé par tous. À cet égard, le documentaire d’auteur me paraît devoir jouer un rôle capital. Il combat la réduction de l’espace public en un espace publicitaire, en faisant entendre une parole qui rend possible les autres paroles. En ramenant de la fiction dans la réalité, en proposant de nouveaux récits pour rendre compte de notre monde, il garde ouverte la question essentielle de la représentation, une question qu’on tend aujourd’hui à cantonner dans des arcanes techniques et que certains pensent pouvoir résoudre par quelque alchimie du mode de scrutin.

J’ajouterais que le documentaire a un rôle d’autant plus important à jouer que l’espace politique, de plus en plus engoncé dans une gestion adaptative de la réalité sociale, a pratiquement renoncé à se représenter le monde et à réfléchir sur ses finalités. Dans sa quête frénétique d’adaptation, il se contente de se plier aux moindres diktats d’une réalité de plus en plus réduite au simple statut d’économie mondialisée. Plutôt que de convoquer la pensée et l’imagination, il dresse sans cesse l’état des lieux, rappelant ce cartographe qui, dans une nouvelle de Borges, finit par réaliser une carte du royaume à l’échelle 1:1. Tout y est, dans le moindre détail, mais cette réalité calquée sur elle-même interdit désormais de la penser dans son possible dépassement. Face à cette démission honteuse, le documentaire d’auteur, comme le cinéma de fiction qui refuse de se faire simple distraction, permet de maintenir un miroir dans lequel nous pouvons continuer à nous projeter en nous contant des histoires, peu importe que ces histoires soient ou non présentées sur le mode de la fiction. Parce qu’à mon avis, le cinéma d’auteur, quel que soit le genre qu’il privilégie, permet de rompre avec le discours monolithique aux accents «réalistes». Il joue à cet égard un rôle pédagogique fondamental qui n’est pas sans rappeler celui joué par l’éducation à une époque où celle-ci n’était pas obsédée par la formation de la main d’œuvre et l’adaptation servile au monde qui vient.

Rappelons que dans le mouvement long de la modernité, la constitution de l’espace politique s’est faite conjointement à celle de l’éducation. La détermination réfléchie des normes du vivre-ensemble exigeait en effet — et cela n’a pas changé — de faire entrer le citoyen en devenir dans l’espace de la pensée. Autrement dit, du moins dans sa représentation idéelle, et même si les faits n’ont jamais été entièrement à la hauteur de cette idée, le politique comportait en quelque sorte une dimension pédagogique devant permettre d’accoucher, par les débats publics, de décisions pouvant orienter de façon réfléchie (plutôt que subie) le devenir collectif. Réciproquement, l’éducation trouvait dans le politique la finalité ultime de son action puisqu’elle visait à faire entrer progressivement l’enfant dans le monde de la raison, ou de la réflexion, condition de participation à la vie démocratique. Largement assujettis aujourd’hui à des impératifs économiques, le politique et l’éducation ont ainsi massivement renoncé — d’une façon d’ailleurs impensée et stupéfiante! — à leur rôle fondamental de mise en scène du monde.

Le documentaire d’auteur, si on lui en donne les moyens et la liberté, peut cependant contribuer au maintien d’un espace de représentation assailli de toutes parts par les visualités. Il permet en effet un apprentissage du «regard» qui est toujours aussi un apprentissage de la liberté. Apprendre à regarder, c’est en effet accepter le commerce des regards, le croisement de points de vue qui n’épuisent jamais la réalité, appelant du même coup la mise en mots du monde. Et qu’est-ce que mettre le monde en mots, sinon que prendre acte de la distance qui me sépare de l’autre tout en acceptant de me distancier de moi-même pour trouver avec l’autre le lieu de la rencontre? Parler, autrement dit, c’est toujours un peu se prendre pour un autre, afin de le rencontrer et de construire avec lui un monde qui soit habitable pour tous. Nous sommes, ici encore, à milles lieues du fantasme totalitaire de la transparence et de l’immédiateté, précisément parce que le commerce des regards, que doit nourrir selon moi le documentaire d’auteur, interdit de figer le regard dans une singularité close sur elle-même et reproductible à des fins commerciales pour consommation spectaculaire.

Cela signifie-t-il que le documentaire d’auteur soit un art? Certainement, parce qu’à travers lui se donne à entendre une parole qui propose un autre scénario pour le monde. C’est une parole engagée, et donc politique, peu importe l’objet sur lequel elle porte son dévolu, parce qu’elle vient rompre le silence — même s’il est souvent bruissant — qui tend à recouvrir un monde de plus en plus atomisé. À l’écart d’un certain journalisme et de sa quête de transparence, présumée permettre l’accès direct aux «faits» en brisant une à une — et cyniquement — toutes les illusions dans lesquelles se tisse la réalité humaine; à l’écart, aussi, de la publicité (y compris la publicité dite «sociétale», qui loge également à l’enseigne du passage de la réflexivité au réflexe), le documentaire nourrit un espace de réflexion en prenant à contre-pied les certitudes tranquilles de l’iconoclasme contemporain. Il propose pour ce faire des images qui invitent les mots plutôt que de saturer la réalité de visualités qui imposent le silence. On peut donc penser que dans ce qu’on pourrait concevoir comme une «politique du regard» — autre expression de Marie José Mondzain -, le documentaire d’auteur occupe une place centrale. L’image, par ce qu’elle dévoile en creux dans l’absence qu’elle donne à penser, invite à rendre raison à autrui de ce que l’on voit. Elle ménage ainsi en son centre un rapport à l’autre qui nous appelle constamment à cultiver les meilleures formes de ce rapport. Des formes toujours à créer, jamais données. L’image n’impose rien, si ce n’est la liberté. C’est pourquoi il faut se battre pour elle. Il en va de notre liberté.

À cet égard, je partage bien sûr l’inquiétude que plusieurs d’entre vous ressentez face à l’industrialisation du documentaire, qui s’inscrit dans le mouvement plus large de l’industrialisation de la culture, de son inféodation à des fins commerciales. Il me paraît non seulement aberrant mais également dangereux de soumettre aux mécanismes de l’offre et de la demande ce qui constitue un des lieux les plus importants de mise en récits du monde: comme s’il ne s’agissait là au fond que d’une forme peut-être savante d’entertainment, qui serait néanmoins d’abord et avant tout de l’entertainment! Tout cela est d’autant plus ridicule que là comme en bien d’autres lieux investis par la logique marchande, le jeu de l’offre et de la demande ne veut absolument rien dire: il n’y a que les théoriciens de l’économie libérale pour croire à ces fadaises, comme en témoignent d’ailleurs à leur façon les immenses cohortes de spécialistes du marketing qui ne font finalement rien d’autres que de modifier les choix de consommateurs, que certains s’évertuent pourtant encore à qualifier de souverains! Faudrait-il, comble de l’absurde, que le documentaire d’auteur produise, par l’alchimie du marketing, ses cohortes de consommateurs, légitimant ainsi un financement permettant de répondre aux «besoins» de ces consommateurs? La mise en scène du monde doit-elle devenir elle aussi une marchandise à obsolescence contrôlée, jetable après usage?

Disons les choses autrement: la mise en mots du monde appelée par les images, si elle devait se transformer en simple circulation de signes monétaires, ne ferait que nourrir l’insignifiance cultivée par les zélotes du tout-à-l’économie. Le documentaire n’en sortirait pas grandi, c’est le moins qu’on puisse dire. S’il ne s’agissait là que d’une distraction distinguée, on pourrait se contenter de déplorer cette nouvelle avancée de la démocratisation de la bêtise. Il en va cependant tout autrement. Parce que si les nouveaux iconoclastes réussissent à compléter leur sale besogne, même inconsciente, quel garde-fou restera-t-il pour protéger la liberté et la démocratie?